Entretien avec Carlos Saboga

D'où vous vient cette histoire, entre contexte politique et trajectoires intimes ?
Au départ il y a un fait divers, une sombre histoire d’assassinat d’un militant d’un groupuscule portugais d’extrême gauche par ses pairs. Ça s’est passé au milieu des années 60, vers la fin de la dictature de Salazar. Quelqu’un qui prétendait y avoir été mêlé indirectement, m’en a fait le récit, qu’aujourd’hui je crois plutôt fantaisiste.
Je suis presque sûr, par exemple, que le pistolet enrayé et le couteau rouillé dont on parle dans le film, sortent de l’imagination de mon interlocuteur. En tout cas, je ne les ai retrouvés dans aucune des versions dont j’ai eu connaissance postérieurement. Je les ai cependant gardés dans le film parce que c’est justement cela qui m’a le plus frappé dans le récit qui m’en avait été fait. Quoi qu’il en soit, ça ne m’intéressait pas de rester enfermé dans les limites du fait divers, ni de faire un « film d’époque ». Je voulais regarder cette histoire avec des yeux d’aujourd’hui, du point de vue de gens vivant maintenant, avec la distance que cela implique.
Voilà ce qui m’a amené au personnage d’Elisa, qui est doublement étrangère à cette histoire parce que Française et appartenant à une autre génération. Elle découvrira par ailleurs qu’elle est également étrangère à sa propre histoire, à son histoire personnelle. Et c’est parce qu’elle entreprend de tirer au clair cette histoire personnelle, que nous découvrirons peu à peu, à travers ce regard étranger, ce qui s’est passé. Je tenais beaucoup à cette condition d’étranger du personnage, en partie parce que je la connais bien – né au Portugal et vivant en France, j’ai été étranger presque toute ma vie, et en France et au Portugal -, mais surtout parce que cela accentue la distance que je voulais garder par rapport au fait divers politique.
A ce propos, et curieusement, ce n’était pas délibéré, je ne m’en suis rendu compte que lors de la préparation au tournage, le film débute comme L'Étranger de Camus : «Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »… Finalement, dans le film, tout le monde devient un peu étranger, puisque les Portugais eux-mêmes sont contraints de parler une langue étrangère, celle d’Elisa, car elle ne parle pas la leur…

 

Pouvez-vous nous parler davantage du contexte politique de votre film ?
Le fait divers dont je suis parti a eu lieu, comme je viens de le dire, pendant les années 60. Dans le film, parmi d’autres entorses à la vérité historique, je l’ai situé une dizaine d’années plus tard, en 74, à la veille de la chute de la dictature qui a gouverné le Portugal durant un demi siècle.
Depuis 61, le régime menait une guerre coloniale en Afrique sur plusieurs fronts : Angola, Mozambique, Guinée-Bissau… Pour y échapper, des dizaines de milliers de jeunes portugais (environ 170.000, selon des estimations officielles) prirent le chemin de l’exil, majoritairement vers la France. Beaucoup parmi eux militaient dans des groupes politiques divers, pour la plupart d’extrême gauche, qui se proposaient de renverser la dictature et la remplacer par le paradis sur terre. C’est le cas des personnages du film.
Il me faut ajouter, pour compléter le tableau, que le régime s’appuyait sur une police politique omniprésente, la PIDE, qui réprimait toute velléité d’opposition en recourant quasi systématiquement à la torture.

 

Pourquoi avoir choisi le titre Photo ?
Ce n’était pas le titre de départ. Tout d’abord je l’avais appelé Rosebud, en référence bien sûr au film de Welles, mais aussi en souvenir d’un bar, rue Delambre, à Montparnasse, qui existe toujours et était fréquenté à l’époque par beaucoup d’exilés. On y écoutait du jazz et j’y ai fait des rencontres qui ont beaucoup compté dans ma vie. Mais sous ce titre, le film a été refusé par les guichets de financement au Portugal à plusieurs reprises. A la fin, j’en ai eu assez et j’ai décidé d’en changer.
D’autant plus qu’il m’avait toujours paru un peu prétentieux avec son petit fumet de cinéphilie ramenarde. En plus, il avait déjà été pris par Preminger. Photo s’est imposé parce qu’il me semblait correspondre mieux au film. Et aussi parce que cela m’amusait d’appeler un film "photo", surtout en pensant, comme je le croyais à ce moment-là, que j’allais tourner avec de la pellicule et que cela aurait donc renvoyé aux 24 images/seconde, comme une manière de clin d’oeil. Par ailleurs, ce titre mettait l’accent sur le rôle central que joue la photo dans mon histoire. J’avais dès le début écarté les flash-backs, car ils ramènent le passé au présent et annulent donc la distance que je voulais garder avec ce passé-là. La photo, au contraire, reste dans le passé, c’est un témoignage du passé inséré dans l’image du présent. Elle me semble en outre plus énigmatique, plus opaque, plus indécidable que le flash-back. Je voulais m’en servir comme d’un témoin - qui comme tout témoin peut devenir un faux témoin -, au même titre que les personnages du film, que l’on dirait appelés à la barre l’un après l’autre.

 

Comment s'est fait le choix, pour le premier rôle,
celui d'Elisa ?

J’ai toujours pensé à Anna Mouglalis pour ce rôle. J’ai pensé à elle dès l’écriture, dès que le personnage d’Elisa a surgi dans l’histoire. Je l'avais vue dans le premier film où elle a joué, Merci pour le chocolat de Claude Chabrol. Et je l’avais trouvée formidable. Il y a quelque chose chez elle qui me fait penser à Ava Gardner. Et puis il y a son allure, cette démarche souveraine, cette voix incroyable, un vrai regard. A partir de ce moment là, je me suis dit que si jamais je faisais un film, je le ferais avec elle.
Elle a été magnifique. Son personnage est la colonne vertébrale du récit, son fil conducteur. Elle est de tous les plans, mais parle peu, écoute la plupart du temps, est toujours un peu en retrait. Pas le genre de rôle où l’on brille aisément. Elle en vient à bout par sa seule présence, son regard, sa voix. Tous les acteurs d’ailleurs, français et portugais, ont été formidables. Travailler avec eux a été un vrai bonheur. Ils m’ont aidé énormément, avec une vraie générosité.

 

Comment avez-vous vécu votre première réalisation ?
J’ai aimé ça au-delà de toute attente. D’abord, parce que cela me changeait de la solitude de l’écriture en me plongeant dans une entreprise collective où chacun apportait sa pierre à l’édifice. Enfin, je n’étais plus seul à me casser la tête à la recherche d’un mot, d’une idée, d’une réplique…
Il faut dire que j’avais une super équipe. Je connaissais déjà, d’ailleurs, la plupart de ceux qui en faisaient partie pour les avoir côtoyé sur d’autres tournages que j’avais suivis en tant que scénariste. Notamment pour les Mystères de Lisbonne ou Les Lignes de Wellington.
Avec le directeur de la photo, Mário Barroso, dont la contribution a été vraiment déterminante, j’étais en plus lié par une vieille amitié et une longue histoire de travail en commun, depuis les court-métrages que nous avions faits ensemble dans les années 80, aux deux longs qu’il a réalisés ensuite et que j’ai écrits.
Idem en ce qui concerne mon producteur, Paulo Branco, que j’ai connu avant non seulement qu’il produise des films, mais qu’il songe même à en produire. Nous avons fait depuis cinq films ensemble, celui-ci étant le sixième. Plus qu’un producteur, pour moi, c’est un complice.
Bref, leur collaboration à tous a été précieuse, très stimulante, très rassurante aussi pour le débutant que j’étais. Lorsque j’écris des scénarios, j’ai le sentiment que je les écris autant qu'ils m'écrivent, moi. Je me laisse guider par les personnages et les situations. Je n’essaie pas d’en être le maître absolu. Dans la réalisation, c’est un peu la même chose. Je n’ai pas cherché à tout maîtriser, le film m’a fait autant que je l’ai fait. Au final, il n’est plus exactement le même qu’il était dans le scénario dont nous sommes partis.



Carlos Saboga